Vous êtes-vous déjà obligé.e à terminer la lecture d’un livre ennuyant simplement parce que vous l’aviez acheté ou parce que vous y aviez déjà consacré une heure de votre temps? Ou regarder un film insipide sur Netflix en vous disant « ça fait une demi-heure que je l’écoute, alors aussi bien de continuer jusqu’à la fin. »
Si oui, vous auriez, comme bien du monde, subi l’erreur des coûts irrécupérables dans votre prise de décision. Voyons donc ce qu’est cette erreur, comment elle se manifeste dans notre vie de tous les jours, et ce que l’on peut faire pour l’éviter afin de se libérer du temps ou de l’espace.
Musique à écouter pendant ou après la lecture de ce billet (il se peut que l’écoute simultanée ne soit pas possible): Larmes du printemps par Gregory Charles
L’erreur des coûts irrécupérables
Le terme « coûts irrécupérables » est utilisé en économie pour des dépenses d’entreprise qui ne peuvent pas être recouvrées, par exemple une campagne publicitaire (par opposition, par exemple, à l’achat de pièces qui seront revendues).
L’erreur des coûts irrécupérables (« sunk cost fallacy » en anglais) se manifeste quand nous décidons de poursuivre une activité parce que l’on a dépensé de l’argent, du temps, de l’effort ou de l’énergie émotionnelle alors qu’abandonner serait clairement le meilleur choix. On utilise donc l’expression coûts irrécupérables au sens large.
Comme le biais d’ancrage, c’est un effet instinctif qui nous mène dans la mauvaise direction.
Cette situation est souvent associée à des décisions de nos gouvernements. Un exemple classique est l’argent investi par les gouvernements britanniques et français dans la création d’un avion supersonique, le Concorde, même quand ça devenait clair qu’il ne serait jamais rentable. On utilise même parfois l’expression « effet Concorde » pour parler de l’erreur des coûts irrécupérables. On peut aussi penser à certaines interventions militaires dont l’entêtement politique a eu des conséquences tragiques.
C’est aussi un effet que vous avez probablement constaté dans votre milieu de travail. Même s’il devient évident que les résultats d’un projet ne seront pas ceux espérés, on le poursuit simplement parce qu’un groupe ou un individu a consacré trop de temps pour qu’on l’abandonne.
L’effet peut devenir un cercle vicieux. Plus on continue d’investir argent ou temps dans un projet, plus il devient difficile d’arrêter.
L’erreur des coûts irrécupérables dans notre vie personnelle
Un exemple souvent cité dans les articles sur ce sujet est celui d’une personne qui a acheté un billet pour un spectacle ou un événement sportif. Elle devrait normalement conduire pendant une heure de route pour s’y rendre. Le jour de l’événement, il y a une grosse tempête de neige, mais elle décide d’y aller quand même.
Il y a des variantes de cette histoire, mais son point principal est que la personne n’aurait pas fait la sortie si elle n’avait pas acheté de billet. Sa dépense – déjà faite et irrécupérable – a influencé sa décision, alors que le choix logique aurait été de rester sagement à la maison.
En voyage, avez-vous déjà acheté une carte donnant des rabais ou l’accès « gratuit » à une sélection d’attractions de la ville. Ce peut être une bonne aubaine. Mais avez-vous ensuite visité une de ces attractions même si elle représentait peu d’intérêt pour vous et que vous auriez pu passer ce temps ailleurs?
Je pense que l’on constate le plus souvent l’erreur des coûts irrécupérables dans notre vie quotidienne avec des objets. Pensons aux vêtements dans notre placard que nous avons rarement (jamais?) portés, mais que nous conservons parce que nous les avons payés cher. Ou l’appareil de cuisine qui a servi deux fois. Ou l’article de sport que nous n’avons pas touché depuis cinq ans.
Vous me dites : « Michel, ce n’est pas la même chose : cet achat n’occasionne pas d’autres dépenses en argent ou en temps. » Il n’y a peut-être pas de dépenses de notre part, mais il y a celles du voisin qui aurait pu l’éviter si nous avions donné ou vendu à prix réduit cet objet. Sans compter les ressources pour produire la copie de l’article qui reste dans notre placard.
Et il y a la dépense émotionnelle du sentiment de culpabilité chaque fois que l’on voit cet objet dans le placard.
J’ai inclus à la fin du billet huit autres scénarios tirés d’un questionnaire développé par des chercheurs britanniques pour mesurer la propension à commettre l’erreur des coûts irrécupérables. Ces scénarios présentent des situations où il y a eu soit une dépense en argent, en temps, en effort, en énergie émotive ou même en développement de convictions.
Comment éviter l’erreur des coûts irrécupérables
Ce n’est pas facile, car la plupart du temps il faut admettre, à soi-même et parfois à d’autres, que l’on s’est trompé.
Il faut se rappeler que la dépense en argent, temps, effort ou émotions a été faite quoi que l’on décide. C’est le passé. On doit se tourner vers l’avenir et prendre la décision selon ce qui est devant nous, ne tenir compte que des dépenses à venir. Si je fais abstraction du passé, quel est le choix logique?
Si vous voulez un exemple réel d’un choix pour éviter l’erreur des coûts irrécupérables, vous pouvez regarder cette vidéo d’un couple canadien en randonnée dans les Dolomites en Italie.
Il s’agit de se concentrer sur les côtés positifs et non sur des sentiments de culpabilité. Par exemple, penser aux gens qui vont bénéficier des vêtements ou autres objets que je donne, à l’espace que je vais libérer dans mon logement ou au temps que je gagne dans mon horaire.
En général, selon les chercheurs, c’est l’accumulation d’expérience et de connaissances, plus que la capacité de calcul, qui aide à surmonter nos instincts de tomber sous l’effet de l’erreur des coûts irrécupérables. Entre d’autres mots, c’est la sagesse qui nous aide à surmonter nos émotions.
Donc, quand vous vous rendez compte que vous avez fait un choix influencé par des coûts irrécupérables, et qu’en rétrospective, ce n’était pas le bon choix, faites une note mentale et bâtissez ainsi votre sagesse.
Un mot sur la photo: elle a été prise à Sintra au Portugal. Voyez notre vidéo pour découvrir cette destination.
Questionnaire sur l’erreur des coûts irrécupérables
Ce questionnaire a été développé en 2021 par trois chercheurs britanniques : David Ronayne, Daniel Sgroi et Anthony Tuckwell. Ils l’ont administré à 528 participants qui indiquaient sur une échelle de 0 à 5 leur probabilité d’abandonner l’activité (0) ou de la poursuivre (5). Donc, multiplié par 8 questions, le résultat final variait entre 0 et 40. Certains ont eu un score de 0 : ils n’étaient jamais influencés par les dépenses passées en argent, temps, effort ou énergie émotionnelle. Certains ont eu un score de 40 : ils poursuivaient toujours l’activité. La moyenne a été de 10.
Voici les huit scénarios (avec l’aide de Google Traduction) :
A. Vous attendez avec impatience la fête d’Halloween de cette année. Vous avez la cape, la perruque et le chapeau appropriés. Toute la semaine, vous avez essayé de parfaire le costume en découpant un grand nombre de petites étoiles à coller sur la cape et le chapeau, et il vous reste encore à les coller. Le jour d’Halloween, vous jugez que la tenue est plus belle sans toutes ces étoiles sur lesquelles vous avez travaillé si dur. [Porter des étoiles ; y aller sans.]
B. On vous a demandé de prononcer un toast au mariage de votre ami. Vous avez travaillé pendant des heures sur cette histoire concernant votre cours de conduite avec votre ami, mais vous avez encore du travail à faire. Puis vous réalisez que vous pourriez finir d’écrire le discours plus rapidement si vous recommenciez et racontiez l’histoire plus drôle des cours de danse que vous avez suivis ensemble. [Terminer le toast sur la conduite; réécrire le toast sur la danse.]
C. Vous peignez votre chambre avec un motif à l’éponge dans votre couleur préférée. Cela prend beaucoup de temps. Après avoir terminé deux des quatre murs, vous vous rendez compte que vous auriez préféré la couleur unie au lieu du motif à l’éponge. Il vous reste suffisamment de peinture pour refaire toute la pièce dans la couleur unie. Cela vous prendrait le même temps que de terminer le motif à l’éponge sur les deux murs qu’il vous reste. [Terminer le motif à l’éponge; refaire la pièce dans une couleur unie.]
D. Vous avez investi beaucoup de temps dans un projet et il est en train d’échouer. Vous avez la possibilité de vous lancer dans quelque chose de différent dont vous savez maintenant qu’il a plus de chances de réussir, mais vous savez que vous ne pourrez pas récupérer le temps que vous avez consacré au projet. [Continuer le projet ; vous lancer dans quelque chose de différent.]
E. Vous avez élaboré une stratégie d’investissement sur plusieurs mois. Elle ne fonctionne pas et vous perdez de l’argent, mais vous n’avez aucun moyen de récupérer les efforts perdus pour élaborer cette stratégie. [Prendre un nouveau départ ; continuer.]
F. Votre relation avec votre partenaire ne se passe pas bien. Vous avez réfléchi et vous avez réalisé que si vous aviez su comment cela se passerait au début de la relation, vous ne l’auriez pas poursuivie. Vous avez maintenant la possibilité de rompre, mais vous êtes ensemble depuis plusieurs mois. [Continuer ; rompre.]
G. Vous avez réfléchi à la manière de voter lors d’une élection et vous avez investi une bonne partie de votre temps pour essayer de prendre les bonnes décisions, notamment en lisant les journaux et les commentaires en ligne et en réfléchissant sérieusement aux problèmes. Vous découvrez qu’une grande partie des informations que vous utilisiez sont fausses et qu’une source plus fiable suggère que votre opinion initiale était erronée. [Conserver vos convictions ; changer vos convictions.]
H. Vous essayez de déterminer le meilleur itinéraire pour vous rendre dans un endroit que vous n’avez jamais visité auparavant. Malheureusement, votre connexion Internet ne fonctionne pas, vous devez donc baser votre décision sur vos connaissances de la ville. Vous parvenez à une conclusion sur le meilleur itinéraire possible, mais soudainement, Internet est de nouveau en ligne. [Rechercher l’itinéraire en ligne ; rester fidèle à l’itinéraire prévu.]
Pour rester à l’affût des nouvelles parutions et obtenir l’accès au Centre de ressources, abonnez-vous à notre infolettre.